Contes Laïka

 Le passager du fleuve

Voilà des jours qu'il ne pleut plus, un soleil de plomb a plongé la ville dans une chaleur suffocante. Les piétons errent sur les trottoirs à la recherche d'une ombre complice ; les fleurs de bitume ont séché, sans source pour leur donner vie, leurs pétales ont perdu cette fragilité évanescente des fleurs de trottoir. 

La brume a voilé les immeubles. L'homme regarde à travers la vitre - les yeux vides de celui qui imagine derrière le brouillard des mirages. Il n'existe plus de béton, ni de fenêtres vides d'autant de regards qui l'épient, chaque jour - dans la multitude des jours qui se suivent inlassablement sous le soleil, depuis des mois.
L'homme rêve comme l'enfant qu'il était jadis : il rêve d'un voyage imaginaire qui l'entraînerait loin des rues grouillantes et bruyantes - loin de cet été qui le liquéfie. L'homme s'est évadé vers le fleuve, en un long voyage intime.
Il est sur la Matrouchka Volga, l'âme-fleuve de la Russie ; il se laisse porter par le courant - il est devenu le passager du fleuve du tsar " Pierre le Grand ".
 Son regard se pose sur les forêts du Valdaï, il en sent la fraîcheur sur sa peau - son souffle se fait plus vif soudain ; il croise le regard étiré et immobile des hordes de loups qui le fixent sans bouger. Il a baissé la tête sous les branches des bouleaux frissonnants et de l'érable pourpre dont il écoute le bruissement - ce long murmure que seul l'arbre chuchote sous la caresse des vents. Voguant au fil d'eau, dans la transparence argentée, il saisit un reflet fugitif : celui d'une carpe fuyante, celui du saut d'un esturgeon - le trésor de la Volga.

          
          

L'homme est en paix. Il a retrouvé la chanson de sa langue au hasard de la rivière et de ses paysages. Il se laisse porter par les voix slaves dans ce périple qu'est l'étrange voyage de retour au pays de ses ancêtres.

Montent à lui des rives du fleuve les sonorités chantantes - en un murmure qui le fait frissonner longuement.


       
 
Le voyage se poursuit, paisible sous les ciels changeants dont les nuages fous se reflètent en ses yeux ; il se laisse porter par l'âme de ses souvenirs.

Il a pris la décision ce matin. C'est la première fois qu'il retourne au pays de ses ancêtres dont il veut être le passager du fleuve, de ce fleuve mer qu'est la Matrouchka Volga, il veut devenir source pour que la ville du soleil puisse retrouver ses fleurs de bitume.

Depuis qu'il est parti pour ce long voyage, la ville est restée muette.


Ce dimanche pourtant, à l'heure où la cloche de l'église rassemble les fidèles, la brume sur la ville devient plus dense, le soleil se voile ; les habitants, par les fenêtres ouvertes, entendent des voix et des chants - comme un bruissement, comme le glissement d'un fleuve dans les herbes. 

Chacun sort dans la rue étonné, " c'est incroyable " crie la journaliste locale, c'est tellement incroyable qu'elle écrira plus tard : " Au début de septembre, après plusieurs semaines d'une sécheresse exceptionnelle, la pluie tomba pendant quelques jours".

L'homme a disparu, on ne l'a jamais revu. Un vieillard - accompagné d'un loup - vivant au bord de la Volga, raconte pourtant une étrange légende : il aurait aperçu un homme qui voguait au fil de l'eau - cet homme regardait le ciel en souriant et étrangement un nuage le suivait. L'homme a disparu au loin sur le fleuve ; le vieillard pensif ajoute que des nuages se sont éloignés vers la ville, après les forêts.

Chacun l'écoute sans le croire.

Pourtant le passager du fleuve poursuit sa route quelque part, le regard tourné vers le ciel à la recherche d'un peu de pluie. 
C'est la première fois dit-on qu'un homme disparut d'aussi étrange façon.

Un conte de : Roselyne Carrier-Dubarry
Illustrations :
Estrid Cortembert- Tuulma


 

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